Certains des poèmes ougaritiques relatent des récits où figurent des personnages hauts en couleur et héroïques au destin tragique.

Tout comme les protagonistes des épopées méditerranéennes plus tardives (mais mieux connues) telle que l’Iliade d’Homère, ces « héros » à priori humains interagissent régulièrement et quotidiennement avec des divinités (dieux et humaines partagent non seulement des conversations mais aussi des banquets par exemple) ; pour cette raison, on les appelle parfois « légendes » ou encore « épopées », genre littéraire proche mais distinct de celui des « mythes ». Deux cycles de légendes nous sont conservés en langue et écriture ougaritiques, chacun consistant en au moins trois tablettes : celui de Kirta, et celui de Daniel et son fils ʾAqhat. Ce qui caractérise les deux est est rôle tragique du personnage principal : un homme de haut rang (et même roi comme dans le cas de Kirta), pieux et respecté, aux prises dans des drames familiaux.

Ce texte (voir ci-dessous) relève de la première tablette de la légende de Danʾilu & ʾAqhatu ; ce passage relate comment le protagoniste, Daniel, dépourvu d’héritier, se voit contraint de prouver sa piété auprès des dieux en passant des nuits et des jours entiers successifs enfermé dans le temple : le but étant de provoquer une visite divine en reconnaissance de sa dévotion, ce qu’il parvient à faire. La bénédiction qui suit (prononcée par le père des dieux ʾIlu une coupe à la main) esquisse dans les grandes lignes ce qui fait manque à Daniel en dressant une liste des différents comportements et activités perçus comme étant typiques du fils idéal. La bénédiction de ʾIlu fonctionne : la femme de Daniel lui donne un fils. Ce dernier n’échappera cependant pas à la tragédie humaine : il finira assassiné, victime d’un meurtre planifié par la déesse ʿAnat, qui s’est sentie insultée par des propos désinvoltes prononcées par ʾAqhatu lors d’un banquet un peu trop arrosé…

Un extrait de la légende de Danʾilu & ʾAqhatu

(RS 2.[004] i = CTA 17 i = KTU 1.17 i)

(traduction de P. Bordreuil & D. Pardee, Manuel d’Ougaritique 2004)

Alors Dānīʾilu, l'homme de Rapaʾu,

Alors, le héros, le Harnamien,

ceint, il donnait à manger aux dieux,

ceint, il donnait à boire aux saints.

Il s'est défait de sa tunique, monte dans (le lit) et se couche,

se défait de son vêtement à ceinture pour (y) passer la nuit.

Un premier jour et un deuxième,

celui qui s'est ceint pour les dieux, Dānīʾilu,

ceint, il donne à manger aux dieux,

ceint, il donne à boire aux saints ;

un troisième, un quatrième jour,

celui qui s'est ceint pour les dieux, Dānīʾilu,

ceint, il donne à manger aux dieux,

ceint, il donne à boire aux saints ;

un cinquième, un sixième jour,

celui qui s'est ceint pour les dieux, Dānīʾilu,

ceint, il donne à manger aux dieux,

ceint, il donne à boire aux saints.

Dānīʾilu se défait de sa tunique,

il se défait de sa tunique, monte dans (le lit) et se couche,

se défait de son vêtement à ceinture pour (y) passer la nuit.

Enfin, au septième de (ces) jours,

Baʿlu s'approche ayant eu pitié

du dépouillé, de Dānīʾilu, l'homme de Rapaʾu,

de celui qui soupire, le héros, le Harnamien,

qui n'a pas de fils comme (en ont) ses frères,

ni de rejeton comme (en ont) les autres membres de son clan.

N'aura-t-il pas un fils comme (en ont) ses frères,

un rejeton comme les autres membres de son clan ?

 (Car,) ceint, il donne à manger aux dieux,

ceint, il donne à boire aux saints.

Veuille le bénir, ô Taureau, ô ʾIlu, mon père,

veuille le combler, ô Créateur des créatures,

pour qu'il ait un fils dans sa maison,

un rejeton dans son palais,

qui érigera la stèle du dieu ancestral,

dans la chapelle, le monument de son clan ;

qui fera sortir de la terre l'encens,

de la poussière la musique de son lieu ;

qui clouera la mâchoire de celui qui le narguerait,

qui chassera celui qui s'en prendrait  à lui ;

qui prendra sa main lorsqu'il est ivre,

le portera lorsqu'il sera grisé par le vin ;

qui fournira son offrande de blé dans le temple de Baʿlu,

sa portion dans le temple de ʾIlu ;

qui crépira son toit lorsqu'il deviendra de la boue,

lavera son habit le jour où il sera sali.

ʾIlu prend une coupe dans sa main,

un gobelet dans la main droite.

En vérité, il bénit son serviteur,

il bénit Dānīʾilu, l'homme de Rapaʾu,

comble le héros, le Harnamien :

Que le souffle de Dānīʾilu, l'homme de Rapaʾu,

que l'existence du héros, le Harnamien, vive pleinement !

 […] lui, en sa tête.

Qu'il monte dans son lit se coucher :

que sa femme, lorsqu'il l'embrasse, conçoive, 

qu'elle devienne enceinte sous son étreinte !

Que celle qui doit enfanter arrive à concevoir !

à devenir enceinte pour l'homme de Rapaʾu !

pour qu'il ait un fils dans la maison,

un rejeton dans son palais,

qui érigera la stèle du dieu ancestral,

dans la chapelle, le monument de son clan ;

qui fera sortir de la terre l'encens,

de la poussière la musique de son lieu ;

qui clouera la mâchoire de celui qui le narguerait,

qui chassera celui qui s'en prendrait à lui …

 

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